Résistance
5h30. L’aube sonne le début de la résistance, une lutte matinale quotidienne, un doute qui est déjà là, face à moi. Il me regarde, attendant patiemment qu’il s’installe, qu’il s’immisce dans les moindres veines de mon énergie vitale ; plus rapide qu’un virus, il s’empare de moi en quelques secondes. Il me cloue au lit. Je ne pense plus qu’à penser et je me perds dans les réflexions de l’illusion d’une réalité que j’intellectualise. Si je veux m’en sortir, je n’ai pas d’autre solution que de me lever le plus vite possible, d’un seul coup. Le moindre temps “mort” que je laisserai filer sera accaparé par ce doute qui m’enlisera dans ses sables mouvants. Je m’extirpe des tentacules de la pensée avec difficulté mais j’y parviens. La journée peut commencer.
S’offrir la possibilité de faire ce que je désire… une chance, une opportunité, un rêve… C’est un peu tout ça à la fois, mais c’est surtout une guerre contre soi-même. Un put*** de combat qui me fait enrager chaque jour. Une confrontation qui pèse lourdement sur mon être, car tout ne dépend que de moi. En effet, je ne peux me plaindre de personne, ni de ce-cette collègue qui ne fait pas bien son job, ni de l’incompétence de ce-cette boss qui est incapable de savoir ce qu’il-elle veut et qui vous fait refaire cent cinquante fois le même travail ! Non, je suis seul face à mes propres décisions et mes propres envies, au plus profond de la solitude dans cette grotte où personne n’entend les hurlements de mes doutes. Les parois de cette caverne font résonner les mots de Jacques Brel : “c’est bien fait pour ta gueule !” Car oui, je fais partie de ces privilégiés-es qui ont décidé de “faire ce qu’ils-elles veulent”, contrairement à ces autres qui sont “obligés-es” de travailler pour d’autres. Mais, je pense que le privilège n’est pas le mot adéquat, j’appellerai ça plutôt du masochisme, c’est peut-être pour ça que nous ne sommes pas nombreux-ses. Vous me direz que c’est une question d’argent, que si on donnait à toutes et tous les moyens financiers nécessaires, ils-elles se jetteraient à bras ouverts dans leurs rêves. Et bien, je suis loin d’être sûr d’approuver cette hypothèse. L’argent c’est la meilleure excuse pour ne pas être. N’y voyait aucune tribune plénière, et si certains-es d’entres vous peuvent voir mes réflexions comme un reflet narcissique de mes états-d’âmes, mon but est de simplement partager ma vulnérabilité, mes doutes et mes combats comme une éventuelle source de réflexion, un point d’appui pour celles et ceux qui rencontreraient le même genre d’obstacles. D’autant plus, que nous vivons dans un monde qui prônent la mise en avant de la réussite personnelle tapageuse. J’en arrive même à me dire que cette mode du self-help, du “crois en toi, va au bout de tes rêves” est une maladie pandémique flanquée du mot de “méritocratie”. Il y a quelques années, je n’avais pas conscience que ce principe du “si tu veux, tu peux” était une phrase qui assommait l’être du lourd poids de ses défauts. Comme je l’évoquais dans mes précédents écrits, l’humain-e, pour la première fois depuis des millénaires, se retrouve totalement seul-e face au monde, forcé-e à adopter un narcissisme nocif. Une épée si lourde à porter que nous déposons souvent les armes et capitulons. Libérés-es de ce poids, nous avons l’impression d’être soulagé-e mais totalement inconscient-e d’avoir abandonné notre existence. Je n’en dirai pas plus ici à ce sujet, je pense avoir déjà abordé cette thématique, je vous invite donc à lire mes précédents textes1.
Mais revenons sur la méritocratie, ce concept idéologique où chaque personne serait susceptible d’accéder à ce qu’elle désire en fonction de son mérite personnel et non en raison de ses origines sociales, ou tout autre critère non lié à ses capacités individuelles. Si c’est un principe qui se veut égalitaire sur papier, en réalité, il est loin d’être impartial. Il est certain que si on laisse défiler le train de nos vies sous nos yeux, on restera sur le quai. Parvenir à destination de ses ambitions est un engagement et sans action, il ne se passera rien. Mais ce n’est pas simplement le travail et le talent qui mènent la danse. Dans l’état actuel des choses, si nous ne sommes pas nés-es avec une cuillère en argent dans la bouche, il sera plus difficile, et même parfois quasi-impossible d’atteindre nos rêves. La méritocratie, figure chimérique d’une société démagogue, nous noie dans la fatalité d’être simplement qui nous sommes sans aucune autre alternative. Et le fait d’associer nos échecs à notre “incapacité” à fournir les efforts nécessaires, nous plonge dans une solitude et injustice abyssales. Il est d’autant plus difficile de se relever d’une telle claque que notre éducation a été pendant longtemps (dans le monde occidental) l’antonyme du développement du “soi”. Notre système éducatif est encore malheureusement aujourd’hui plus tourné du côté educare (c’est à dire entraîner, mouler), que du educere (emmener vers, accompagner). Le petit soldat technicien répond à l’appel faisant de l’ombre à l’explorateur-rice de nos vies. Et c’est peut-être une des raisons pour laquelle nous sommes paralysés-es à l’idée de suivre notre propre instinct, nous n’avons finalement pas appris à agir sans ordre. Le paternalisme de nos sociétés figent l’être à ne faire que ce qu’on lui a demander de faire ; une attitude léthargique qui, il est vrai, est très facile et séduisante. Mais cette passivité a un prix : le mal-être, le surmenage, le burn-out. Assujettis-es à un système pyramidal que nous ne supportons plus, nous ne sommes que des exécutants-es, pour ne pas dire des machines. Alors on se plaint, on accuse, on est contre, comme pour se donner l’impression d’être toujours en possession de ce free-will, de cette liberté révolutionnaire désuète. Une énergie que nous gaspillons à lutter, mais qui n’aboutira jamais à une victoire ; comme Sisyphe, nous repoussons cette liberté au sommet d'une montagne, d'où elle finira toujours par retomber. Ne serait-ce pas plutôt le reniement de la responsabilité que nous combattons ? Nous allons finalement contre l’autre car nous n’arrivons pas à aller vers nous-même, nous fuyons car nous ne voulons pas être tenus-es responsables de nos propres actes (un comportement que connait bien nos hommes et femmes politiques). Une peur de se faire gronder par ce père tout-puissant qui montre du doigt nos erreurs, notre incapacité à faire “bien”. Pour la majeure partie d’entre nous, tout ce que nous savons faire c’est de travailler pour les autres, et cela commence dès l’école en répondant à l’attente d’autrui qui est là pour valider (ou non) notre faire. Alors comment pouvons-nous être ?
Je pense que la Résistance, la Part X, nommez bien là comme vous le voulez, est la définition même de ne pas avoir appris à être. L’avoir a conjugué nos vies depuis les prémices, et il faudra bien plus que les livres de self-help pour nous aider à nous libérer. Mais ne faisons-nous pas fausse route à vouloir “être meilleur” ? Pourquoi et que signifie réellement “avoir confiance en nous”, “savoir parler en public”, “ne plus avoir peur” et je ne sais quoi encore ? Est-ce que vouloir s’améliorer n’est pas déjà le fait même de ne pas s’accepter tel que nous sommes ? Comme le dit Alan Watts2, celui qui veut aller mieux n’est déjà plus celui qui doit aller bien. Il y a une sorte de distanciation entre le nous et le soi. Schizophrènes, nous nous en remettons à cet “autre nous” de manière inconsciente, comme si ce “nous extérieur”, pourrait, d’une quelconque façon que ce soit, nous comprendre mieux que nous-même. Le fait de fuir dans la quête du polissage de nos êtres ne nous éloigne-t-il pas encore plus de qui nous sommes ? Avoir peur, avoir des doutes, procrastiner, ne pas aller au bout des choses, est-ce vraiment “mal ” ? Il est certain, et même si je ne suis pas sûr d’y arriver, et même si chaque matin je me lève avec ce doute qui me dévisage, j’aimerais, le jour où je ne me réveillerai plus, partir avec l’échec d’avoir essayé plutôt que la plainte d’avoir laissé ma vie aux mains d’autrui.
Alan Watts est un philosophe, écrivain et conférencier anglo-américain.