Le reflet imparfait
Il1 faut commencer. Mais quand ? Attendre, toujours attendre ce « bon » moment qui n’arrive jamais. Mes projets s’entassent et se décomposent, recouverts de la couche épaisse de mes doutes. Il est temps, il faut agir, il faut avoir le courage de faire face à ce vide sans visage, oser défier cet inconnu qui me cloue au sol poussiéreux de mes maux. Mais pourquoi est-il si difficile de faire le premier pas, d’avoir confiance en soi, de croire en moi ? Il est vrai, il y a peut-être ce manque d’intérêt d’ajouter une pierre à cet édifice de l’humanité qui semble ne plus vraiment tenir debout. Une énième excuse… certes. Je n’ai plus le choix, il faut avancer à tâtons… or c’est encore insupportable pour moi, l’humiliation d’être pris au dépourvu, d’être l’enfant qui ne sait pas me paralyse, ma seule arme : la maîtrise. Alors j’apprends, j’accumule de nouvelles compétences, j’étudie le sujet sans compter les heures, je décortique le projet pour tenter d’en extraire sa substantifique moelle, j’analyse l’analyse de mon analyse… et l’idée, née de mes tripes, devient rapidement ce gosse docile obéissant aux dictat de mon intellect. Le schéma est classique : la tête prend le dessus sur le corps qui se vide peu à peu de son excitation et finit toujours par capituler. Mon cerveau dictateur a vaincu en lissant toutes les aspérités de ce projet qui lui donnait pourtant vie, désintéressé, je l’abandonne à mon ego.
Cependant, aujourd’hui, le besoin de s’exprimer est plus fort, ce cercle vicieux est pernicieux, je n’ai pas d’autres choix que de m’en échapper. Pour la première fois, je commence à entendre le murmure de mon fort intérieur qui semble vouloir raconter quelque chose, il ne me reste qu’à le coucher sur cette feuille immaculée. Mais la forme a du mal à s’envisager, les lignes et contours ne parviennent pas à se poser sur cette page qui semble repousser mes traits qui pourrait la salir, comme si elle voulait garder cette chaste virginité, comme si pour moi, l’acte de créer était un viol, une trahison, une transgression à ne pas franchir. Une soumission que je dois à cet autre… ce Moi qui m’impose toujours d’être “parfait” avant même d’avoir agit, un Moi auquel je dois faire face, je dois affronter ces yeux qui jugent mes actes depuis ma naissance. C’est insensé de voir que les mots et les encouragements entendus ne restent qu’à la surface de mon corps, ils effleurent l’épiderme de ma conscience sans jamais pénétrer dans l’abîme de mon inconscience. Difficile de comprendre pourquoi il est si laborieux d’être à l’écoute. Quelle est cette inhibition si humaine ? Si nous sommes encore une société de parole, pourquoi est-ce que ces vocables qui se conjuguent pour faire germer une idée ne permettent pas d’impressionner mon âme ? Ces vibrations ont peine à rentrer en résonance avec mon harmonie intérieure à cause de cette auto-analyse obsédante qui assourdit tout changement possible. Seule solution, me pousser à bout, tel un muscle, il faut me traumatiser jusqu’à la déchirure pour me forcer à créer de nouvelles liaisons mentales, et pouvoir ainsi peut-être changer de paradigme.
Si les mots ne suffisent pas, comment se comprendre ? Ne serait-ce pas un des rôles de l’Art ? Pendant des siècles, il était un conteur qui aidait l’humain-e à trouver un sens ; analphabètes, nous nous reposions sur lui et nous écoutions ces paraboles qui nous diffusaient les valeurs et notre histoire commune. Mais un jour, le mot écrit fut frappé par le poids du plomb et nos chemins commencèrent à se séparer. Mais est-ce que c’est cet écrit, devenu mécanique, qui est à l’origine de cette scission ? Ou est-ce le divorce du son et de sa signification qui nous sont devenus étrangers une fois pétrifiés sur le papier ? Le mot d’aujourd’hui, si utile soit-il à notre communication sociétale, n’est plus qu’un scalpel qui tente de découper l’idée à sa plus petite unité, sans en comprendre réellement le sens. « Définir, c’est limité » se plaisait à dire Oscar Wilde, qui avait bien su dépeindre le portrait d’une société qui se laissait déjà séduire par le paraître plutôt que l’être. L’humain-e, comme notre environnement, sont pour moi bien plus que de simples entités sécables, qu’ils me semblent difficile d’appréhender par le simple fait de les nommer. Nous voyons, nous entendons, nous ressentons de manière globale et toutes tentatives de représentations mimétiques de notre réalité, que ce soit avec une suite de caractères graphiques, de milliards de pixels, de sons immersifs ou je ne sais quoi encore, n’est qu’un ersatz de notre réel ressenti. Notre temps est aussi affecté par cette approche chirurgicale, nos montres (digitales) font défiler les secondes sans transition, sans donner de valeur à cet entre-temps qui existe entre le 0 et le 1. Le rythme de nos vie, à la langue binaire, s’accélère et nous fait oublier que nous sommes (encore à ce jour) des êtres vivant dans un tout continu. C’est peut-être pour ces raisons, que le mot, comme le reste, ont beaucoup de mal à pénétrer l’âme, nous sommes ces habitants de Babel qui ne se comprennent plus ; une dissonance qui semble d’autant plus assourdissante, que la cacophonie de cette société s’amplifie de jour en jour avec le vomi d’informations quotidiennes qui nous gavent comme des oies. Engorgés-es par ce flux incessant des “actus”, nous pensons qu’« être au courant » nous permettra de nous apprendre. Mais comment le pourrions-nous ? Autant d’informations ne peuvent pas être ingurgitées par le cerveau humain, alors nous les stockons sans les trier, et chaque jour, que dis-je, chaque nano-seconde, l’enveloppe de cette vacuité grossit et prend de plus en plus de place. Nous nous empâtons, nous grossissons, nous sommes proches du point de rupture de l’élasticité de nos êtres, comme la pollution qui noircit nos villes, la surenchère des informations encrasse la possibilité d’une quelconque introspection.
Malheureusement, l’Art que nous produisons aujourd’hui ne semble guère pouvoir être un soutien, car il n’est que le reflet de cette société technocratique qui scinde et dissèque notre monde en des morceaux bruts et permutationnels de non-sens, en octets aléatoires avec des moyens “high-tech” qui sont devenus la seule finalité de l’acte de créer. D’ailleurs, en tant que spectateurs-rices de l’Art contemporain, je ne sais pas par quel miracle nous pourrions être capables de comprendre quoique ce soit dans ce message si conceptuel que nous sommes obligés-es de nous taper des lignes de paragraphes explicatifs, ou des discours pompeux, pour tenter d’apprécier l‘œuvre que l’on a sous les yeux. Nous voilà donc dans l’obligation de transcrire un message, qui se devait d’être sensoriel, via un acte intellectuel de désintégration en lettres et en signes ; les modes d’emploi ne devrait-il pas être le seul apanage des meubles à monter en kit ? L’œuvre hermétique à nos sensations se voit ainsi flanquée de la fonction basique d’objet sans autre but que la fonction d’utilité publique, telle une chaise, une pipe ou un urinoir… Pour moi, l’être humain-e ne peux pas vivre sans un Art qui parle à son âme, et c’est une des grandes épidémies qui a frappée notre société (occidentale) au moment de la révolution industrielle. Depuis la fin du 18e siècle, nous semblons errer comme des éxilés-es de nous-mêmes en nous délestant peu à peu de notre grâce. Notre ascension sans but, sans guide, nous épuise. L’Art nous a accompagné depuis des millénaires en nous faisant lever la tête, et s’il ne nous parle plus aujourd’hui, il nous laissera seuls-es devant cette vacuité béante qui s’est ouverte dans nos vies « modernes ». Sans repère, nous ne savons pas où nous allons, et nous courrons tête baissée sans voir le mur qui se rapproche à toute vitesse. Il est grand temps de retrouver un cap et de ne plus flâner au gré des avancées technologiques qui nous émoustillent par leurs nouveautés, mais qui nous vident par leurs addictions. N’y voyait aucunement l’envie d’un retour dans la caverne bien évidemment, et même si je me demande si nous en sommes réellement sortis-es, nous avons toujours eu la volonté d’aller vers la lumière. Notre existence, orpheline, est devenue de plus en plus insupportable à vivre, alors nous faisons tout pour nous enfermer dans le confort de nos intérieurs « cocooning » sur-protégés, à l’écart de ce monde extérieur que nous ne voulons, ni ne pouvons plus regarder dans les yeux. Nous nous murons alors derrière les couleurs hallucinogènes de nos masques en ultra-haute définition pour tenter d’idéaliser l’image d’une société qui prend peu à peu le chemin des meilleurs romans dystopiques.
Et moi dans tout ça, qu’est-ce que j’attends… ? Je laisse défiler cette incompréhension de cette société qui m’est contemporaine en me torturant (psychologiquement) en silence. Je me trouve des excuses pour ne pas laisser libre cours à ma voix ! Je me cache derrière la difficulté à créer, de peur de tomber dans cet Art ésotérique et hermétique qui ne parlerait que de moi-même… à moi-même. N’ayant pas envie que mes oeuvres soient qualifiées d’énièmes protubérances vulgaires égotiques, je m’abstiens de proposer mon regard. Je suis au bord de cette falaise… immobile. Face à ce sombre précipice, je préfère souvent me retourner pour lorgner vers le reflet de ce narcissisme qui m’attise par l’éclat de son chant ensorcelant. Mais, au fond de moi, je sais que je n’ai plus le choix, il faut que je m’enchaîne à cette vulnérabilité qui me fait honte et avec qui je dois faire corps, même si la peur de me rendre compte de la banalité de mon expression me pétrifie. Si la faire taire la protège du regard des autres, l’absence de lumière la flétrie. Son isolement forcé est en train de la corrompre au repliement sur elle et qui finira par l’inhiber de toute chance de survie. L’unique solution : la libérer, la laisser se montrer telle qu’elle est à travers la faille qui s’est (enfin) entrouverte. Comme un mot sur le bout de la langue, je sais, je sens que je suis proche de l’acte, mais le passage est encore obstrué par les ganglions de la jalousie de cet-te autre qui a déjà eu l’audace de s’exprimer. Je sais bien que c’est encore une excuse pour perdre du temps à ne pas (me) montrer et que mon ego me manipule avec ses plus vils procédés pour me repousser dans les retranchements d’une procrastination maladive. Il sort l’artillerie lourde de la critique de cet-te autre qui fait, mais qui n’aurait pas dû faire. Je le-la juge donc et je condamne son travail de laid, d’inutile, d’insensé, en utilisant un vocabulaire de plus en plus dédaigneux. Plongé dans l’aigreur du « pourquoi lui-elle et pas moi », mon intellect me force au dénigrement et me fait piétiner ; je me recroqueville et je marche courbé, comme me l’impose la société que je récuse pour autant.
Mais quelle est cette posture à laquelle j’aspire ? Je dois ouvrir les yeux et réaliser que je me regarde dans un miroir sans teint qui reflète le spectre de mon être, celui qui n'ose pas sortir et qui est peut-être laid, chétif, insignifiant que sais-je encore ? Mais peu importe, il se doit de choisir la vie sinon c’est la mort ! Il sera qui je suis et je lui dois d'être en vie.
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